GEORGES NOMINÉ

LA MONTAGNE DES AUTRES

En créant ce site, je m’étais juré de ne pas en faire un blog.La montagne a été  essentielle dans mon existence mais ce que j’ai vécu relève de l’intime. J’ai toujours gardé le silence. Je me suis cantonné à la rédaction d’ouvrages techniques, des toponeige pour Volopress, ou des articles culturels. Ce site n’est  pas un moyen détourné de parler  ou faire parler de moi. Il n’est  pas plus le retour nostalgique sur les « exploits »  d’un ancien combattant .

Seulement quelques réflexions si un événement vient remuer quelques sédiments de moments forts recouverts par l’océan de l’oubli.

 

Le refuge Tuckett, devenu musée, et le glacier Blanc en 2007 dont la langue n’existe plus au dessous du plateau. 15 ans seulement. Le souvenir des hommes est comme cette langue glaciaire : il s’amenuise et s’évanouit dans l’oubli. La mémoire a besoin de supports durables pour alimenter l’Histoire.

28 mars 2022 : Je me suis vu  brutalement  renvoyé aux premières années de ma vie alpine. J’avais en main le manuscrit d’un auteur que je ne connaissais pas, Bruno Tognarelli. Il raconte avec une grande précision et fidélité des moments essentiels de la vie  d’un camarade de montagne  Georges Nominé.

Ce 28 mars  2022 est justement le cinquantième anniversaire de sa brutale disparition dans la face nord de l’aiguille du Midi.

J’ai pris conscience que moi et tous ceux qui l’avaient côtoyé entre 1964 et 1972, avions manqué à une sorte de devoir de mémoire. Faute de piqûres de rappel, dans un paysage médiatique de plus en plus dense sur la montagne, il est passé à la trappe de l’oubli. La sortie récente du livre de Walter Cécchinel (Editions du Fournel) un de ses brillants compagnons de course interroge sur la singularité de sa trajectoire. Bruno Tognarelli vient ranimer le souvenir de Georges. Puisse –t’il trouver la place que mérite son excellence au panthéon du grand alpinisme.

 

 

GEORGES NOMINÉ

 28 mars 1972. Georges Nominé et Bernard Boniface sont précipités par une plaque à vent dans la face nord de l’Aiguille du Midi.

« Ceux qui meurent jeunes, sont-ils aimés des Dieux ? » écrit Félix Germain. Reprenant le « chant funèbre pour les morts en montagne » de Samivel,  il évacue par une pirouette poétique une cruelle réalité.

AILEFROIDE

 

 

Ce  souvenir douloureux me plonge immanquablement dans une réflexion sur ce que j’ai vécu.

L’alpinisme est une activité particulière, dangereuse. Le rapport « homme-montagne » relève de l’intime. Il est unique. Chaque alpiniste est libre tant qu’il conserve cette dimension personnelle secrète.

Il est immédiatement altéré, dès que, même avec les meilleures intentions, l’alpiniste descendu du monde d’en haut veut partager son expérience. Pour traduire la richesse et l’intensité de son expérience, il devient un communicant. Il entre souvent sans s’en douter dans un monde de mystification et de dépendance. Sa liberté se réduit et son comportement dérive sans qu’il accepte de le reconnaître ou d’en avoir conscience. Le regard des autres, le jugement des autres, pèsent lourd !

Plus le niveau de pratique est élevé, plus il augmente le risque existentiel, car si l’alpinisme a une dimension sportive et de loisirs, sa réalité  est bien supérieure. La montagne engage la vie de ceux qui acceptent sa confrontation. L’excellence, l’expérience et la chance ne sont pas des garanties absolues. Pour un Gaston Rebuffat, un René Desmaison, un Reinhold Messner ou un Georges Livanos arrivant à bon port au terme d’une existence où le danger était presque quotidien, combien de jeunes prodiges ne sont-ils pas restés là-haut ?

Rien à redire, c’était leur choix.

 Comme Georges Nominé   j’ai vécu  à partir de 1964 de grands moments à Grenoble. La dynamique pour l’escalade, qui n’était pas à l’époque détachée de l’alpinisme, était formidable. Les bons grimpeurs fréquentant la Carrière de St Martin le Vinoux se comptaient par dizaines. Les meilleurs se tiraient la « bourre » et n’étaient pas tendres avec  ceux qui  n’émergeaient pas du « troupeau » même au sein du vénérable CAF de Grenoble. Des individualités, des groupes, des équipes menaient leur vie de grimpe séparément. Le « mur des lamentations » réunissait les plus performants.

La virtuosité des Vartanian, Planchon,Gauci…suscitait l’admiration des plus jeunes et boostait leur envie d’en faire autant ou mieux. Le CAF de Grenoble réunissait le plus grand nombre. Guy Fontaine, l’instructeur le plus influent, a contribué à former beaucoup d’entre eux, les recrutant quand le niveau était bon pour des stages de formation d’initiateurs encadrés par des guides prestigieux comme René Desmaison. Comme Georges, j’ai bénéficié d’une véritable mise sur orbite. Les jeunes initiateurs renvoyaient l’ascenseur. L’encadrement des écoles d’escalade et des collectives était remarquable. Les adhérents du club profitaient  ainsi d’un choix de sorties de tous niveaux exceptionnel. Le dévouement de Georges Nominé pour son club a été exemplaire.

Tous ces jeunes étaient étudiants ou commençaient leur vie professionnelle. Pour certains l’escalade était le loisir passion de leur vie. Pour d’autres la montagne allait devenir un mode de vie. Ils seraient guides ! Pour être à la hauteur pour le niveau et la liste de courses, tout leur temps disponible était consacré à l’entrainement et à la réalisation de courses, de plus en plus engagées.

 Pierre Alain le premier osa écrire « Alpinisme et compétition »  en 1948, traduisant enfin la réalité de l’émulation dans un milieu qui se voulait au-dessus de ces comportements triviaux. A Grenoble cet esprit de compétition était vif. Les rivalités entre cordées se traduisaient par une course aux réalisations de plus en plus extrêmes, dans les massifs calcaires voisins. 

La pression était rendu plus forte encore par la rafle de premières qu’effectuaient avec maestria les genevois de la bande à R.Wolchslag, des lyonnais comme Rubin ou Fara, ou des chambériens sur les traces de Serge Coupé. Période fantastique qui voit l’ouverture des grandes voies du Vercors ou de la Chartreuse.

Bien que la pression médiatique en soit à ses débuts, elle était très réelle. Le petit article du Dauphiné libéré ou du Progrès qui relatait chaque exploit servait en quelque sorte de jauge de la virtuosité de chaque cordée, de chaque grimpeur. Figurer dans la chronique alpine de LMA était une consécration. Comme ses pairs, Georges a vécu ce conditionnement.

Les choses n’ont fait que s’aggraver ensuite avec la multiplication des revues de montagne et une périodicité plus soutenue.

Georges n’était plus là mais d’autres jeunes ont vécu et vivent encore la perversité de cette exposition aux regards d’un public toujours plus nombreux et malheureusement moins informé de la réalité du challenge personnel interieur de tous ceux qui rentrent dans ce cycle infernal de communication. 

La presse, la télévision adorent les vedettes ! Au fil des jours, elles étanchent la soif de spectaculaire de gens extérieurs au monde du grand alpinisme. L’éblouissement devant l’exploit ou l’émotion face aux drames sont bien là, mais ne durent pas. L’horloge et le calendrier du zapping médiatique favorisent une fuite en avant dans la recherche d’informations et sensations  nouvelles. La mémoire et la hiérarchie des valeurs passent au second plan. Très vite la notoriété d’un « champion » ou d’un exploit s’estompe avant d’être gagnée par l’oubli.  Pour durer dans le système médiatique, il faut alimenter sans cesse la vis sans fin de la communication, en plaçant toujours plus haut la barre du spectaculaire de ses actions. Une mort tragique ramène une dernière fois les héros malheureux dans la lumière.

Sans Nom

Il y a cinq ans Ueli Steck disparaissait au Nuptse en Himalaya. C’est très proche de nous. Pourtant qui se souvient de ce météore de l’alpinisme en dehors d’un cercle très restreint du milieu de la montagne ?

Seul point positif, pour un chercheur motivé, les traces laissées sur le web sont nombreuses.

Marc André Leclerc, tombé lui ausi à 25 ans, extraterrestre de l’alpinisme des dernières années, est devenu « The alpinist » gràce au film éblouissant de Peter Mortimer et Nick Rosen (2021).

 

Pour  Georges Nominé c’était il y a cinquante ans !

Georges Nominé n’a pas eu le temps d’écrire. Pas de film. Il n’a pas eu la chance d’avoir des amis prenant l’initiative de passer par des mots et des images, un témoignage de sa rareté et de son excellence.

Alpiniste prodige, sa mémoire n’existe qu’au travers de celle de ces compagnons d’alors, de plus en plus rares et discrets.

Quelques lignes très sèches de la chronique alpine sont là pour inscrire dans l’histoire la trajectoire éblouissante d’un des alpinistes les plus entreprenants de son temps.

Mort trop tôt avant l’arrivée d’internet, il est absent ou presque sur le web. Vous découvrez qu’un gymnase portant son nom existe à Fontaine, sans savoir pourquoi ? Sans savoir qui il était ?

Un miracle va peut être se produire. Un alpiniste qui ne l’a pas connu, interpellé dans sa pratique par l’empreinte  de Georges Nominé, a décidé de lui rendre la place qu’il mérite dans la culture alpine. Merci Bruno Tognarelli pour votre beau travail. Votre ouvrage, dès sa publication, suscitera beaucoup d’émotion auprès de ses amis ou de ses connaissances du CAF de Grenoble. Pour tous les amateurs d’alpinisme, d’escalade ou de montagne, ce sera la découverte d’une personnalité extraordinaire dont le nom oublié des médias est resté attaché à quelques-unes des plus rudes parois des Alpes. Remarquable travail de recherche et de persévérance.

 Son livre  permet de comprendre une époque, un milieu, le cheminement de ce jeune grimpeur pour se hisser au plus haut niveau de l’élite alpine de sa génération.