AU FIL DU TEMPS
PAYSANS ET ÉLEVEURS COLONISENT ET AMÉNAGENT LEUR MILIEU DE VIE
Où est Réotier ? C’est souvent ce que se disent les visiteurs qui cherchent et découvrent notre « village » pour la première fois. Normalement, un village c’est au minimum un gros pâté de maisons réunies autour d’une place, même petite, où trône l’église. Tout prés, mairie, école et petits commerces complètent le décor. Rien de tout cela à Réotier. Une église, oui, de fière allure mais isolée dans la montagne. Une mairie longtemps école, elle aussi séparée des hameaux ? Pas de place, pas de commerces. Ce n’est que récemment que la placette du four à pain du Fournet et la nouvelle place de l’Assaoudi…bien solitaire elle aussi, essaient de jouer au « centre » de rassemblement.
L’histoire du peuplement de notre territoire apporte des explications.
UNE OCCUPATION MULTISÉCULAIRE
Avant l’ère chrétienne l’adret de Réotier attirait déjà des populations à la recherche de lieux de vie offrant des conditions de sécurité et de subsistance suffisantes. Il ne reste aucun vestige du bâti de ces époques. Seule l’interprétation d’inscriptions ou de textes romains plus précis pour des contrées voisines permet de croire à une occupation. Rien de surprenant quand on voit le mal qu’il faut se donner pour se faire une idée de la villa gallo romaine voisine de Rama disparue totalement du paysage (voir ici). Le tracé de la voie romaine reliant Embrun à Rame, maigrement visible atteste d’un probable passage prés de sites peuplés.
La découverte en 1889 sur le chantier de construction de la voie de chemin de fer Gap-Briançon, de plusieurs centaines de pièces de monnaies romaines du Haut Empire, prés de la fontaine pétrifiante confirme un trafic régulier de voyageurs ou commerçants sur cet axe. Les populations riveraines bénéficiaient sans doute des échanges et d’un plus de sécurité.
UN PAYSAGE HUMANISÉ DES LE MOYEN AGE
Il faut attendre le Moyen Age pour que des vestiges significatifs traversent les siècles jusqu’à nous. Encore faut-il reconnaître qu’ils sont de bien modeste intérêt en dehors du fait de matérialiser de façon précise les sites d’occupation humaine.
Les populations locales vivaient de l’agriculture et de l’élevage. Les documents fiscaux retrouvés de ces temps identifient les produits du travail quotidien qui servaient de moyen de paiement aux puissants temporels ou religieux.
L’activité rurale et pastorale est bien traduite par le nombre et la position des foyers d’occupation. L’implantation actuelle des hameaux correspond encore à ce cadre de vie médiéval. Les défrichements libèrent la terre à mettre en culture. Pour corriger la pente, un gigantesque travail collectif s’étalant sur plusieurs siècles, transforme le paysage. Des centaines de terrasses soutenues par autant de murs de hauteur variable, créent un terroir agricole. On remue la terre, on épierre, on creuse des canaux pour amener de très loin l’eau qui servira à irriguer ou à donner un meilleur débit aux maigres sources de l’adret. Dans ces conditions pas question de gaspiller la moindre parcelle productive.Les constructions sont rejetées dans les coins les plus stériles. La dispersion typique de l’habitat de Réotier date de ces temps reculés.
Cette économie de subsistance autarcique se pratique dans un cadre de type féodal et religieux.Bien que perdus au fond de la haute Durance, les habitants de ces lieux de vie précaire voient peser sur eux les charges imposées par le seigneur local, le Dauphin, le Roi de France, l’Archevêque d’Embrun ou ses délégués au fil de cette longue histoire. L’utilisation des ressources du territoire passe par leur bon vouloir contre multiples redevances. Le châtelain contrôlait l’économie locale et prélevait un droit de passage sur les flux commerciaux qui remontaient la vallée de la Durance. Il ponctionnait en particulier un impôt non négligeable ( la fidencia de 6 deniers pour 30 bêtes) sur les troupeaux transhumants, qui déjà à cette époque, remontaient de Provence pour l’estive. La documentation sur la vie à ces époques fait cruellement défaut. Une certitude : les communautés locales vivaient très pauvrement. Le manque de ressources en hiver, la qualité insuffisante du bâti pour traverser les rigueurs d’un climat qui s’est beaucoup détérioré à partir du XVIème siècle et jusqu’au milieu du XIXème, font qu’on assiste déjà à une immigration saisonnière, sans doute d’au moins un tiers de la population, et d’une transhumance inverse d’une partie du bétail, vers la Provence plus tempérée.On ne sait pas grand chose sur le statut juridique des habitants :proportion de fermiers propriétaires ? tenanciers ? rapports avec le châtelain ? Les documents sur les crises religieuses, en particulier à l’époque de Lesdiguières, montrent un pouvoir important de coercition sur « ses gens » (François et Claude de l’Olivier entre 1593 et 1610).
La révolution de 1789 abolit privilèges et droits féodaux. Partout en France tout est bouleversé. Il y a des perdants, nobles et clercs et des gagnants, bourgeois et coqs de villages**. En réalité bien des inégalités persistent et il s’en crée de nouvelles tant en matière de propriété privée que de répartition des propriétés publiques. Le cadre administratif et juridique actuel mis en place sous cette Révolution, le Consulat et l’Empire constitue encore la base de notre cadre actuel.
UNE PETITE COMMUNE
Le découpage des communes, issu de la Révolution, traduit les rapports de force hérités du temps des paroisses. Réotier restera une petite commune (2229 ha) au terroir homogène tandis qu’à côté, St Clément (2510 ha) ne pourra résister aux prétentions de Châteauroux, une des plus grandes communes de France (9275 ha), qui ne lui concédera que la rive gauche inférieure du vallon de Couleau, « sa vallée », dominant directement son terroir. Son territoire s’étalera sur les deux rives de la Durance. Les austères pentes boisées de rive gauche et le vallon suspendu du Clocher ne sauraient compenser le superbe berceau ensoleillé du fond de Couleau annexé par Chateauroux. Rappelons que jusqu’au XIII ème siècle St Clément et Réotier ne constituaient qu’une seule communauté.
A Réotier comme ailleurs, on cherche les titres anciens de propriété, les documents fiscaux de l’ancien régime…et on se déclare propriétaire des terres que l’on cultivait autour des hameaux ou plus haut dans la montagne. Chacun comprend que le cadastre de la nouvelle administration du territoire va servir de base à une justification réelle ou abusive de la propriété des terres. Malgré les nouveaux principes « d’égalité et de fraternité » l’équité n’existe pas. La nouvelle société a ses dominants, parfois appelés coqs de villages**, qui se servent avantageusement et dirigent les nouvelles municipalités. L’appropriation privée révélée par le cadastre actuel montre l’âpreté des prises de possession et des partages au fil des générations. Même en haute altitude comme à Bouffard. La terre c’est la vie !
Les plus pauvres perdent parfois des terres au profit des plus riches. Ne pouvant payer des impôts, des soins indispensables, des outils, une dote…ils sont dépannés par le riche voisin. Le prêt amiable à terme est gagé par écrit sur un lopin de terre. Si à la date fixée le prêt ne peut être remboursé, ce qui est fréquent, la parcelle peut changer de propriétaire. Cette pratique usuraire a perduré tard au XXème siècle.
La propriété communale gère les restes non cultivables. Le cadastre napoléonien de 1807 fixe pour la première fois une synthèse de l’état des lieux. Celui de 1833 beaucoup plus précis devient la nouvelle base fiscale.
Une chose est certaine l’occupation de ce terroir pentu d’altitude s’est faite par petites unités bâties réparties sur tout l’espace habitable. Au sens géographique général ce serait un habitat dispersé. En réalité c’est un habitat mixte où de petits groupes de paysans se rassemblent dans des hameaux de taille variable correspondant au potentiel agricole de la zone occupée permettant une subsistance à un nombre limité de personnes. C’est une occupation équilibrée sans gaspillage de l’espace et adaptée aux déplacements nécessaires pour la mise en valeur des terres. Les bâtiments évitent les terres labourables et les prés, se recroquevillent et se serrent aux ruptures de pente ou sur les bosses rocheuses.
Le maximum démographique semble avoir été atteint au milieu du XIXème siècle avec 610 habitants en 1856.
HAMEAUX ET MAISONS, VESTIGES DU PASSE PASTORAL
Ainsi le bâti tout en restant concentré dans les hameaux a dû s’adapter en permanence au gré des variations d’effectifs et du partage incessant des propriétés à chaque héritage. Toutes les maisons anciennes de Réotier portent les séquelles de ces vies successives quand le témoignage de ce long passé n’a pas été gommé par une rénovation trop brutale.
VINGT HAMEAUX DE PAYSANS ÉLEVEURS, SANS CHEF LIEU.
Grâce à l’ouvrage « Histoire géographique, naturelle, ecclésiastique et civile du diocèse d’Embrun » du curé Antoine Albert publiée en 1783, on connait correctement la situation démographique de Réotier à la veille de la Révolution. On compte 576 habitants en 1793 et on approche du maximum de 610 atteint en 1856. La pression est forte pour trouver des terres cultivables et se loger. On défriche partout, on épierre, on crée des terrasses soutenues par d’innombrables murs de pierres sèches et on monte très haut. Le curé Albert dénombre : La Combe où est l’Église, 8 familles ; Truchet 11, Laubrie (l’Aubrée) 4 ; le Villard 5 ; St Thomas 2 ; Cros 5 ; Minsoles 6 ; Molinets 11 ; Fournet 10 ; Casses 20 ; Pinfol 7 ; Font-Bonne 3 ; La Bourgea 7 ; les Saignes 5. Soit 104 familles et 500 personnes.
L’habitat permanent groupé se répartissait dans 20 hameaux allant du Villard, le plus élevé, au Cros et St Thomas les plus bas en altitude. Les Casses ont toujours été l’établissement le plus peuplé, comptant jusqu’à 22 familles. En 1851 on y comptait 140 habitants. Les Moulinets s’en approchent et ponctuellement font mieux.
Dés le second empire, l’attraction des plaines et des villes se manifeste. Commerce et industries offrent de meilleures opportunités aux audacieux qui veulent échapper à cette condition paysanne si dure et sans perspectives attrayantes. En un demi-siècle Réotier a perdu prés de la moitié de ses habitants : 353 habitants en 1906. La liste électorale de 1898 (suffrage uniquement masculin rappelons le jusqu’au 21/4/1944) permet de se faire une idée précise de la spécificité socio professionnelle et de la vitalité des différents hameaux :
Les Moulinets : 23 électeurs ; Les Casses : 21 ; Le Cros, Les Mensolles, Le Fournet, chacun 9 ; St Thomas : 8 ; Les Sagnes : 7 ; La Grangette, Reotier (l’Eglise), Les Garniers et Le Goutail : 3 chacun ; Fontbonne et la Combe : 2 chacun ; L’Aubrée, La Gagière et la Bourgea : 1 chacun. Le Villard, Le Clot, Truchet et Pinfol ont déjà disparu de la liste !
L’analyse est parlante : sur 107 hommes, 103 sont cultivateurs (dont 4 à l’armée). La population non agricole se compose d’un instituteur, un « desservant » de paroisse, un garde forestier, tous résidant au même hameau, celui de L’Eglise (appelé administrativement Réotier ; comme sur les cartes IGN aujourd’hui ?) et d’un cordonnier habitant aux Moulinets.
L’impact de la révolution industrielle va se poursuivre. La guerre de 14-18 accélère l’hémorragie démographique ; celle de 1939-45 la précipite.
Des jeunes mais aussi des familles quittent Réotier pour tenter leur chance d’une vie plus facile à la ville, dans la plaine ou parfois au delà des mers. Le plus grand nombre s’arrêtera à Marseille ou Lyon. Ils s’enrichiront quelquefois en valorisant leurs savoirs faire paysans.
Les bouchers et charcutiers de Réotier seront réputés en Provence, tandis que les laitiers ou fromagers le seront à Lyon. La déprise agricole n’a pas commencé car les terres des partants sont reprises par ceux qui restent. On améliore même les circulations, l’irrigation, l’organisation pastorale.
Rien y fait : les hameaux les plus excentrés se vident puis sont abandonnés : le Villard, l’Aubrée, Pinfol, Truchet, La Bourgea, Fontbonne. Les écarts d’altitude ou isolés sont déjà en ruine depuis longtemps. Ainsi du haut du Villard ou de Ciuset…
LE PASSE AU SERVICE du PRÉSENT
L’habitude séculaire de considérer les maisons à l’abandon comme un réservoir de matériaux pour construire ou entretenir l’habitat vivant accélère la destruction de ces constructions fantômes. On commence par le mobilier et on finit par les pierres. Une fois la couverture enlevée et les poutres de charpente évacuées, la pluie et la neige lessivent enduits et mortiers. Bientôt ne restera qu’un squelette effondré mangé par la végétation, gommé presque totalement du paysage, laissant difficilement imaginer l’animation laborieuse des générations successives de paysans.
Ainsi des deux maisons de Céries probablement construites au début du XIXème siècle (une date gravée de 1811 sur une porte récupérée) servant de petite montagne. Devant les difficultés d’accès et l’absence de ramassage du lait , en 1927, Jean Baptiste Domeny du Fournet démonte, récupère et transporte tout ce qui est possible pour créer une nouvelle petite montagne, plus bas, à Mikéou. Le feu a détruit celle de la famille Rigaud. Les Brun font de même au haut du Villard. Leur petite « fruitière » qui servait à transformer le lait sur place entre définitivement en sommeil au profit du ramassage du lait pour Nestlé. Mme Guieu, la mère d’Emile persuadera son mari Jean Baptiste de faire de même. Trois petites montagnes « hautes » se ferment. Seule Justine Bonnabel continue en Haut du Villard.
Ainsi le hameau va gagner trois petites montagnes, séparées, et en aval des constructions précédentes avec les familles Domeny, Guieu et Brun. Constructions avec les matériaux pris sur place ou récupérés en haut. Murs de pierres jointoyées à la terre grasse et qui seront crépies. Socrate le maçon de Champcella qui travaillait avec Amable Brun dut le menacer de tout abandonner s’il ne lui fournissait pas un peu de ciment !
Ironie de l’histoire, les héritiers aujourd’hui décrépissent pour mettre en valeur les pierres après avoir refait les joints.
Quand dans les années 80 A.Tartarat ressuscite le hameau de Pinfol en y construisant le gite et la chèvrerie il ne trouve qu’un champ de ruines. C’est la même chose pour Hubert Coquillot à Fontbonne et René Blanc à la Bourgea. A l’Aubrée c’est pire encore. Que dire du hameau du Château ! Où diable pouvaient vivre les huit familles encore là du temps du curé Albert ? Les traces des constructions « militaires » de la châtellenie de Réotier sont rejointes dans l’oubli du temps par celles des constructions pionnières des éleveurs paysans du maximum démographique.
HÉRITAGE : UN HABITAT DE PAYSANS
Au moment où la reconversion ou la disparition de l’habitat paysan traditionnel à Réotier est en passe de banaliser la physionomie de l’implantation humaine sur la commune, revenons un peu sur le cadre de vie bâti des nombreuses générations d’agriculteurs éleveurs qui nous ont précédés. Ils nous lèguent un espace fortement humanisé que nous regardons avec une certaine nostalgie mais que notre genre de vie moderne condamne. Sa préservation restreinte n’est effective que dans des Parcs nationaux ou régionaux. Il faut désormais visiter des musées, regarder des documentaires ou des fictions pour se faire une idée assez précise de ces genres de vie du passé et de leur cadre matériel.
La montagne a imposé depuis toujours ses contraintes : la pente, les dénivelés, les étages de végétation, la rudesse des hivers, la chaleur et la sécheresse des étés. L’adaptation est le maître mot pour réussir à vivre durablement ici.
BÂTIR
Commençons par les constructions. Les maisons paysannes sont de taille et de physionomie variées. Elles sont presque toujours sur la pente, à proximité d’un point d’eau, épargnant toujours la terre cultivable.
Les contraintes d’une exploitation agricole étagée à différents niveaux ont amené une même famille de paysans à construire des habitats à différentes altitudes, l’un proche de la vallée – proche des terrains cultivables – et l’autre, situé au niveau des alpages. Chacune de ces habitations avait un usage spécifique. Celle en basse altitude était occupée toute l’année et pouvait être considérée comme le « camp de base » de la famille, le chalet d’altitude (la petite montagne) comme une annexe à la maison permanente. Pour les plus modestes de ces chalets d’estive, le bâti se composait au rez de chaussée d’une étable et au premier, d’une pièce qui servait de fenil avec un recoin « pièce à vivre » pour la rassière.
Quand il s’agit d’ancien habitat permanent, comme au Villard, la rassière dispose d’une véritable maison dont elle n’occupe qu’une partie.
Occupé de manière saisonnière, « le chalet » était d’un confort minimal, ne servait qu’à la personne chargée des soins du bétail qui y restait pour y dormir et redescendait pour la journée pour aider aux travaux de la ferme.
Les chalets de Mikeou ou duClot sont des exemples de ces « habitations ». Le retour systématique à l’habitation permanente se faisait au prix de déplacements quotidiens. Ce choix pouvait être possible à Réotier car les pâturages et les terrains agricoles étaient considérés comme pas trop éloignés de l’habitation permanente (une heure de marche en moyenne tout de même, voire plus !) et toujours avec du dénivelé.
L’habitation permanente, d’une construction plus imposante, était du type architectural « maison en hauteur », composée de plusieurs niveaux superposés, imposant donc une circulation verticale. Chaque niveau était dédié à un usage spécifique. Cette organisation est observable en aval de Prelles, sans pouvoir donner une explication solide à cette architecture originale. Ainsi, il n’y a pas de cohabitation bétail/famille à un même étage : pas d’entrée commune pour les hommes et le bétail comme cela se pratique en Romanche, Haut Briançonnais et le Queyras. Cette « maison en hauteur » a trois niveaux : un rez de chaussée où se trouve écurie ou étable, une remise ou cave, souvent à deux « sous niveaux » pour permettre l’installation du pressoir, des cuves et tonneaux car chaque famille travaillait la vigne. Au-dessus, un niveau intermédiaire consacré à l’habitation, accessible soit par l’extérieur de plein pied depuis la pente, soit par un escalier intérieur, soit très souvent par un escalier de bois et un balcon extérieurs en façade pouvant desservir plusieurs logements. Un niveau supérieur, parfois double, accessible directement depuis le haut de la pente, par un plan incliné ou par une passerelle est réservé à la grange, au stockage du foin.
Ce foin sera envoyé à l’écurie ou l’étable par gravité au moyen de trappes, fermées par un couvercle de bois : les abats-foin ou pastourières dans le lexique local. Le but étant de pouvoir nourrir les bêtes sans être gêné par les intempéries et la neige. Pas d’eau courante à l’intérieur bien sûr mais un bassin privé ou communal à l’extérieur. On y mène boire les bêtes quand c’est possible ou l’on vient y chercher l’eau avec des seaux. Dans la cuisine, un simple évier de pierre taillée et creusée évacuant directement les eaux usées peu abondantes à l’extérieur ; si elles ne sont pas récupérées pour les cochons.
Les maisons sont en pierre. Comme les matériaux disponibles sur place sont hétérogènes, les murs porteurs sont épais. Les pierres les plus dures sont des blocs massifs de grès ; les plus faciles à travailler et surtout à empiler sont des plaques de schiste plus ou moins calcaire, plus ou moins litées de couleurs variées allant du gris sombre de l’ardoise au blanc ; rajoutons quelques blocs de tuf, des résidus cristallins des dépôts glaciaires ou quelques beaux moellons de marbre de Guillestre récupérés. Un liant de chaux lui aussi fabriqué localement sert de ciment. Les meilleures pierres grossièrement taillées servent aux angles, aux assises, aux linteaux. Ces murs dont l’esthétique est très appréciée de nos jours sont considérés comme fragiles et vulnérables aux intempéries. Ils sont donc le plus souvent crépis avec un enduit local à base de gypse* donnant un aspect blanc rosé.
Le recyclage des matériaux des édifices abandonnés est systématique. Chaque maison est le témoignage historique de plusieurs générations de bâti. On y retrouve bien sûr les matériaux de l’ancien château, ou de vieux édifices d’usage militaire devenus inutiles (enceintes, postes de guet…) et même d’édifices religieux (colonnes et chapiteaux dans plusieurs maisons).
La toiture a été pendant très longtemps en paille peignée. Ce matériau – le chaume – était très apprécié par son coût peu élevé et son fort pouvoir isolant thermique et sonore. Sa capacité à retenir la neige le rendait encore plus isolant. Mais, le chaume était très inflammable. Il a favorisé de multiples et importants incendies. Aussi ce matériau a disparu peu à peu .A la fin du XIXème siècle il n’y avait plus que 8% de toits de chaume. Les ardoises locales (carrières du Couleau) sont venues en remplacement pour les plus fortunés ????, et la tôle ondulée puis le bac acier ont pris la relève au XXème siècle.
La charpente, fabriquée avec des mélèzes du haut du pays est de fortes dimensions pour supporter ces lourdes toitures et le poids de la neige.
A l’intérieur, les cloisons de bois ou de mortier garnissant un cadre en bois lui aussi en mélèze ou en « bois privé » (nom donné au bois de feuillus), séparent des pièces de petite taille en nombre variable, la pièce de vie correspondant à la cuisine avec une grande cheminée. Les ouvertures sont petites pour se protéger du froid. La lumière est donc faible à l’intérieur. Les niveaux sont séparés par de lourdes poutres équarries de mélèze sur lesquelles est cloué un épais plancher de mélèze lui aussi. Celui des granges est revêtu d’une dalle de mortier de gypse. Le sol des pièces de vie est souvent constitué d’épaisses dalles de schiste gris au dessin irrégulier jointoyées au mortier de gypse. Elles reposent sur un lit de mortier recouvrant les planches ou les voûtes.Un grand nombre de maisons traditionnelles sont voûtées, au niveau des étables et pièces d’habitation. Mais, cela n’a pas toujours été le cas. Ce n’est que dans la 2ème moitié du XVIIIème siècle que la construction de voûtes s’est répandue, soit à l’occasion de construction de bâtiments, soit lors de rénovation.
Ce changement dans la construction est fortement encouragé par les « experts » conseillant les travaux. En effet, le remplacement des plafonds de bois par des voûtes en pierre était un moyen de se prémunir contre les incendies.
Cela a été un argument d’autant plus persuasif que la différence de prix à la construction était raisonnable. Il semblerait que ce soit des équipes itinérantes de maçons piémontais qui aient réalisé nombre de ces magnifiques pièces voûtées aux XVIIIème et XIX siècles. Beaucoup se ressemblent, accréditant ainsi le même savoir faire pour la construction. Ce type de construction s’est arrêté cependant vers 1880, … de nouveaux matériaux sont apparus (briques,parpaings, poutrelles de fer) et à partir de 1950, les dalles de béton ont fait l’unanimité.
SE REGROUPER
L’aspect et la taille des hameaux est très variable. Les Casses, le plus important, est un petit village rue aux maisons jointives, face au soleil sur un seul coté de la rue, réparties de part et d’autre de la Chapelle Notre Dame. Le plan se complique un peu à l’extrémité ouest où, après ce qui semblait être autrefois un monastère, les maisons chevauchent de part et d’autre de la voie, le promontoire rocheux, protégeant le hameau. C’est un peu la même disposition aux Mensolles. Les Bas Moulinets alignant ses maisons sur un côté de la rue en pente a conservé tout son « cachet ».
Au contraire le hameau du Fournet est un agrégat assez massif de maisons agglutinées sur une bosse rocheuse.
Pour les autres le plan est beaucoup plus éclaté. Pinfol était constitué de trois groupes de maisons éloignés dont seuls deux ont repris vie : Pinfol proprement dit où se trouve le gite, Les Oliviers plus à l’est et Rabastelle sur un petit plateau au dessus du site d’escalade aux ruines à peine visibles. Les anciens cadastres révèlent que La Bougeat méritait bien son nom de petit bourg. La Combe par exemple était aussi un ensemble de plusieurs maisons jointives de part et d’autre du chemin.
Vu de Risoul ou Barbein, le pittoresque de ces « taches » bâties survivantes est incontestable. Chaque hameau a son bassin lavoir, sa fontaine, alimentés par des sources captées ou l’eau arrive souvent au moyen de canaux.
Des travaux sont régulièrement nécessaires pour que cette alimentation hameau par hameau fonctionne. Il faut attendre 1990 pour que le réseau alimenté par la fontaine des Rois permette (sauf pour Pinfol) un approvisionnement de qualité autorisant dans toutes les maisons et dépendances un usage moderne de l’eau. Il faut compléter cet inventaire de l’équipement des hameaux par la présence d’un four à pain. Il est collectif, banal, au Fournet, aux Moulinets Hauts ou aux Casses. Il est privé à la Grangette ou à la Combe, greffé à une des maisons.
Les Casses, Le Fournet et Truchet avaient en plus une chapelle.
Isolée, superbe au pied de la butte du Château l’Église St Michel résume à elle seule l’originalité de la commune. Réotier c’est son site ! Le site originel avec ses hameaux de La Grangette et La Combe. L’absence de fidèles assez nombreux lui a valu d’bien négligée et même oubliée un temps au profit des chapelles des Casses et du Fournet. Rénovée avec talent en 1992 elle a retrouvé ses fonctions religieuses et devient un lieu d’animation culturelle très prisé.
LA BANALISATION EN MARCHE.
L’exode rural, les mutations de la société et de l’économie ont bouleversé en moins d’un demi-siècle l’aspect de la commune. Comme déjà répété, la forêt gagne partout, descend à l’assaut des zones habitées dés que le paysan s’efface. Seules les parcelles les plus plates échappent à l’invasion des friches, des buissons, à l’effondrement progressif des murs et murettes. Le plus visible sera la nouvelle empreinte humaine. Pour la première fois dans l’histoire du paysage l’activité rurale n’a plus l’initiative. L’homme « moderne » à Réotier comme presque partout en France est un « tertiaire » ou un « secondaire ». Les quelques « primaires » résistants prendront aussi à leur façon le train du progrès. Le bâti traditionnel sera rénové pour améliorer légitimement le confort du quotidien. Peu à peu l’aspect des vieilles demeures se transforme : on crée des ouvertures, on reconvertit les surfaces devenues inutiles, on rehausse, on recouvre, on crépit, on greffe appentis et vérandas…Désormais pour répondre aux exigences de la mécanisation et au passage à l’économie commerciale il faut créer des bâtiments d’exploitation extérieurs en matériaux modernes industriels standardisés : étables, granges, garages, ateliers, espaces de stockage…
Le très faible nombre d’exploitants actuels ( 3 vivant sur la commune), ne laisse qu’une faible marque dans le paysage. Il n’en est pas de même pour tous ceux qui désormais vivent sur le mode urbain. Les anciens paysans, retraités, parfois leurs enfants, transforment la maison familiale en modifiant peu l’impact visuel du bâti. Le cœur des hameaux évolue mais subsiste. Les nouvelles générations choisissent le plus souvent, de construire une nouvelle maison de conception et de matériaux modernes à proximité de la maison familiale. Dans cette période de balbutiements de l’urbanisme en zone rurale, les contraintes sont très faibles. Le nouveau regard des Rotérolles sur l’espace est radicalement différent de l’ancien : priorité à tout ce qui rapproche du « bas », de la ville, du chemin de fer, des grandes routes. L’avenir est là bas. Le quotidien aussi. On s’installe au milieu du plus beau pré ou d’un ancien potager, on crée un chemin carrossable pour se raccorder à la route, on ajoute des murs bétonnés pour limiter et fermer la propriété, on rajoute garage et espaces de stationnement.
La recherche d’un habitat adapté aux besoins de notre temps ne se limite pas aux natifs de Réotier. Du fait de sa situation un peu en retrait mais à la fois très proche des voies de circulation moderne, de Guillestre, d’Embrun, des stations de ski, Réotier connait une nouvelle attractivité pour des gens travaillant dans tout le Guillestrois…et plus loin : le cadre est agréable et les prix pour se loger plus modérés qu’alentour. La demande de maisons à rénover et surtout de terrains à bâtir apportent les ingrédients d’une nouvelle donne dans la manière de gérer l’espace et de construire. L’arrivée des résidents secondaires amplifie le phénomène. La loi de l’offre et de la demande fonctionne ici aussi. Les prix augmentent rapidement ainsi que les demandes de permis de construire. Après être tombée à 128 en 1982, la démographie repart à la hausse. Le chiffre de 211 est atteint en 2013.
Le paysage perd son unité. Les géographes parlent de mitage du paysage. Très tôt les architectes responsables de l’urbanisme pour le département des Hautes Alpes essaient de sensibiliser la population et les élus. Dans une brochure très pédagogique « Construire en pays de Guillestre » publiée en 1977 ils invitaient à se projeter dans l’avenir en luttant contre la banalisation du cadre de vie. Le résultat n’est pas à la hauteur de leurs attentes. A Réotier comme dans le voisinage.Chez nos voisins transalpins la prise en considération d’une responsabilité collective de l’évolution du paysage rural a été souvent plus forte.
Au moment où la population à l’année atteint son minimum, la surface construite ne cesse de s’étendre, les voies de circulation s’élargissent et se multiplient. Toutes les pentes inférieures de la commune sont impactées. Les hameaux les plus bas sont de moins en moins individualisés et se rapprochent.
La municipalité joue la carte du modernisme faisant le maximum pour améliorer la voirie, créer une adduction d’eau commune de qualité, assurer la desserte énergétique et le déneigement…L’accès de la partie haute de la commune restait interdit aux véhicules de gros gabarit par le « verrou » du Fournet. Le développement en amont était découragé. En 1999 une déviation libère la circulation pour tous les types de véhicules. Les nouvelles constructions et l’amélioration des conditions de circulation témoignent du bien fondé de cette initiative communale.
La municipalité essaie de se projeter vers l’avenir en contrôlant son développement. Ses projets d’urbanisme, sans ambiguïté, illustrés par la carte communale de 2006 visaient à concentrer l’habitat autour des hameaux desservis par les réseaux d’énergie et d’assainissement (2008). Une station d’épuration « écologique » récupère les eaux usées des hameaux promis à un développement du bâti. Une station spécifique sur roseaux équipe le camping. Deux fosses collectives toutes eaux sont installées aux Casses et à St Thomas.
La lisibilité du projet semble désormais moins évidente. La construction du local technique communal puis de l’école intercommunale (2015) au quartier de la Clapière sur la limite avec St Clément marque une rupture avec l’occupation traditionnelle de l’espace. Avec l’effondrement de la valeur commerciale des terres agricoles et au contraire l’explosion de celle des terrains déclarés constructibles, les propriétaires de terrains « bien placés » comprennent la plus-value dont ils bénéficieraient si leurs terrains passaient dans cette catégorie. Les enfants où héritiers de paysans réalisent-ils les efforts séculaires de leurs ancêtres ? Les centaines de murs et les nombreux monticules d’épierrements témoignent encore de ces créations de champs cultivables arrachés à la « clapière ». Pour nourrir la famille, leurs parents se battaient pour quelques arpents de prés, de bois ou de terre cultivable. On ne peut reprocher aux nouvelles générations de vivre avec leur temps.
La dernière décennie a été marquée par des tensions.Des conflits de personnes ranimant parfois de vieilles querelles familiales ont mis à mal la sérénité dans la commune. La politique municipale a été rudement critiquée. Les tribunaux ont été saisis. Le PLU de 2012 qui organisait la nouvelle orientation de l’urbanisme a été retiré. L’urbanisation prévue aux Clapières à la limite avec St Clément n’est plus d’actualité avec un retour aux « patates » constructibles à proximité des anciens hameaux, telles qu’elles étaient définies par la carte communale.
Quel sera l’avenir ? La maîtrise de l’urbanisme est passée au 1/1/2017 au niveau de l’intercommunalité (PLUi) ? Promulguée le 7 août 2015, la loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe) confie de nouvelles compétences aux régions et redéfinit clairement les compétences attribuées à chaque collectivité territoriale (voir ici ou ici ).
Le projet de réalisation d’un hameau intercommunal Réotier-St Clément figurait depuis janvier 2011 au Programme régional d’aménagement solidaire des villages et villes moyennes de la Communauté de communes du Guillestrois. Si pour St Clément tout reste possible puisque cette commune dispose d’un PLU qui rend possible cette éventualité, pour Réotier c’est impossible. Le futur PLU reprendra t’il les choix de celui mort-né de 2012 ? Le contexte économique est différent. La situation financière de la commune est tendue. Les considérations environnementales pèsent de plus en plus lourd. La commune est engagée dans les démarches de protection de l’environnement ( Natura 2000) et de soutien aux activités agricoles et pastorales (voir ici, ici et ici).
La marge de manœuvre des décideurs s’amenuise en même temps que les territoires concernés s’élargissent pour donner plus de cohérence aux projets. La vigilance des donneurs d’alerte est une incitation à la prudence pour les promoteurs. L’activisme, la détermination,la capacité de mobiliser et d’informer, des opposants au chantier THT sont une réalité montrant bien une volonté de contestation de choix d’aménagements qui seraient coupables d’un déficit démocratique ou de consensus.
En conclusion, en ce début de XXIème siècle, Réotier reste incontestablement une commune pastorale si l’on s’en tient à l’occupation et à la gestion de l’espace dans son ensemble. Par contre son paysage urbanisé ne laisse plus soupçonner le développement spatial de cette activité. L’aspect dominant est résidentiel en adéquation avec la réalité de la vie de la grande majorité des habitants.
Le respect de ce qu’était l’existence des parents ou grands parents demeure souvent, mais la mémoire s’efface peu à peu. Les dernières traces matérielles de leur labeur s’estompent. Les brocantes locales transmettent quelques objets à l’usage devenu mystérieux que des collectionneurs ou des nostalgiques du passé manipulent avant de les reposer ou les livrer à la poussière d’un grenier. Les derniers témoignages vivants deviennent exceptionnels. Espérons que ce dossier contribuera à éviter l’amnésie totale des générations à venir ?
*Le gypse( voir ici) ou pierre à plâtre offre un beau gisement un peu au nord de la fontaine pétrifiante pincé dans les écailles calcaires de la faille de Durance. Il était exploité en carrière dont il ne reste rien aujourd’hui. En effet cette roche saline se dissout rapidement et fragilisée s’effondre dans les zones escarpées. Ici c’est plus que de la dissolution car un véritable ruisseau souterrain coule entre les calcaires et le gypse sortant comme une résurgence au pied du gisement. Le débit est plus important que celui de la source de la fontaine pétrifiante toute proche. Ces eaux sont récupérées, canalisées vers des bassins de la pisciculture. Le plâtre n’est plus exploité depuis longtemps. Les désordres de la dissolution sont pourtant chroniques, au dessus du gisement. La route D38 à la cote 953m s’affaisse, sans qu’il soit possible d’y remédier durablement.
** Coqs de village : Expression datant du monde paysan sous l’ancien Régime. Il désignait dans une communauté rurale, un paysan un peu plus riche, possédant un peu plus de terre, souvent un outil aratoire qu’il mettait au service d’autres paysans plus pauvres contre une rémunération. Ils sont désignés parfois sous le terme de « laboureurs ». Ils sont influents mais jalousés. Après la révolution ils prennent souvent des responsabilités municipales.