C’est une des plus petites communes de la Haute Durance avec un peu plus de 22 km².
Elle peut s’enorgueillir d’avoir conservé un des plus beaux témoignages des pratiques multiséculaires de la civilisation agropastorale aujourd’hui disparue.
Son remarquable patrimoine hydraulique a résisté aux injures du temps et de la modernité, peu soucieuse du passé. Cet article reconstitue l’ensemble du réseau des canaux qui ont permis pendant plus d’un millénaire la vie d’une nombreuse population agricole. Il reste remarquable. Les rares et derniers agriculteurs ont maintenu pendant le dernier demi-siècle des capacités hydrauliques importantes tout en s’adaptant à la mécanisation et à l’économie de marché. Plus de huit kilomètres de canaux sont en eau chaque année, les sources perdurent, l’eau potable est distribuée dans tous les hameaux, l’aspersion fonctionne.
Nous nous garderons de toutes spéculations sur l’avenir, mais nous sommes à un tournant dans la gestion des espaces naturels et des patrimoines. L’inquiétude est légitime
Quelle sera la réponse apportée, non plus par les bénéficiaires locaux d’une gestion collective de leurs outils vitaux, mais par des promoteurs décideurs majoritairement extérieurs, d’un avenir des territoires, pour adapter notre héritage commun aux défis de notre époque ? Les critères de rentabilité économique à court terme sont enveloppés dans les bonnes intentions de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à la crise énergétique.
L’ORIGINALITÉ GÉOGRAPHIQUE
Réotier bénéficie de sa position à l’extrémité sud est du massif des Ecrins. Guidée par des accidents tectoniques majeurs, la Durance, au tracé nord sud depuis Briançon adopte au pied des rochers de Réotier un nouveau tracé est ouest. Grace à ce changement, le territoire de la commune dispose de deux versants très différents : À l’est son immense versant (Est/Nord-Est), entre les 800 m de la rivière et les 3156 m de la Tête de Vautisse, se comporte comme un ubac. Au sud, descend depuis la Tête de Fouran (2460m), une pente soutenue coupée de quelques replats. C’est un adret remarquable dont l’ensoleillement fait des envieux dans la région.
Naturellement, l’aridité de cet adret de Réotier n’était pas compensée par ses trois cours d’eau ; celui de Pinfol est sec, tandis qu’à l’est la Grand Combe et le Rialet ne coulent maigrement qu’au-dessous de 1300m.
Table des matières
Les sources figurées sur les cartes IGN sont toutes abondées grâce au réseau des canaux.
La nature a bien fait les choses : les glaciations quaternaires ont aménagé le grand promontoire séparant les deux versants : à plusieurs niveaux (Truchet, Mikéou, Manouel…) la glace a dégagé les côtes rocheuses, créé des chenaux ouverts au sud, permettant aux eaux succédant aux glaciers, de pouvoir passer d’un versant à un autre avec une intervention humaine raisonnable. Ainsi ce terroir original a sans doute connu une occupation humaine avant même l’antiquité romaine. A partir du moyen âge les sources historiques donnent une traduction claire de la vitalité rurale de cet adret.
L’histoire est compliquée avant l’an 1000. Invasions, mouvements de population, circulation des pillards font régner l’insécurité. Mais à partir de là, l’organisation féodale se précise. Pour se protéger localement on recherche les sites isolés, perchés, peu accessibles où la défense est plus facile à organiser. Ainsi le rocher de Réotier devient une petite place forte dominant de plus de 200m la Durance.
Le seigneur du lieu contrôle par la même occasion le passage étroit entre Durance et Fontaine pétrifiante. Les troupeaux remontant du midi doivent payer la « fidentia » pour franchir le « sas » de Réotier et accéder aux hautes vallées.
UN PEU D’HISTOIRE : Le canal du Serre et l’eau du château.
On ne sait pas grand-chose des seigneurs qui ont précédé la création du mandement de Réotier dépendant du Dauphin. La châtellenie ainsi créée protégeait les sujets du dauphin contre les prétentions du puissant voisin, l’archevêque d’Embrun.
Réotier est ainsi un cas à part. Maître du territoire au nom du Dauphin, le seigneur défend jalousement ses prérogatives face aux prétentions de l’archevêque d’Embrun dépendant du royaume de France. Grace à cette particularité, il jouit d’une grande indépendance et d’un grand pouvoir. Mais après le transport du Dauphiné à la France en 1349, ce seigneur de Réotier rentre dans le rang. Il n’est plus qu’un intermédiaire dépendant de l’archevêque et n’a plus de pouvoirs véritables.
Les destinées des habitants de Réotier se transforment au rythme de l’évolution féodale, de la montée en puissance de l’administration royale et surtout des progrès relatifs de l’agriculture.
Ce qui nous intéresse ici concerne l’approvisionnement en eau d’une communauté assez importante vivant et cultivant sur un terroir inconfortable où la ressource en eau était insuffisante ou trop éloignée. Au-dessous de la tour du château (une maison forte), un vrai village avec sans doute une trentaine de masures et une église. Cette communauté s’est organisée pour amener l’eau, indispensable pour les besoins vitaux et l’arrosage des cultures de l’Auche et La Combe. Le modeste ruisseau du Rialet descendant dans le petit vallon de Bélourenc a été mis à contribution. Plusieurs canaux, à différents niveaux détournaient l’eau vers les champs et le village, où subsiste un vestige de citerne.
Mais c’était insuffisant quand l’été avançait. Cette communauté a entrepris alors le premier grand ouvrage collectif connu dans la mémoire roteirole ancienne sous le nom de canal du Serre. Le Serre est tout simplement la crête rocheuse, (le Grépoun), portant le château et son prolongement vers l’amont (serre de Miolins) où se trouve aujourd’hui le relais de télévision de Truchet. Les paysans de l’époque connaissaient bien les montagnes qui les dominaient. Ils avaient compris que l’eau abondante du torrent de St Thomas et celle des fontaines de Pré Michel pouvait atteindre la combe du Rialet grâce à un système de canaux favorisé par la disposition des terrasses laissées par les glaciers. C’était un gros travail de terrassement mais sur des terres alluviales faciles à creuser, sans obstacle rocheux. Ainsi, sans doute dès le XIIème siècle, le futur canal de Beauregard a vu le jour, collectant toutes les eaux depuis l’actuel pont du Villard : eaux de St Thomas, de la Fontaine des rois (non nommée jusqu’au XXème siècle), du Clot, des Fontaines. Le canal, après le Clos de L’Essillon et Pra Bouchard passait sous le Serre de Miolins versant est sur un placage morainique surplombant le ravin de Piolit, franchissant la crête il venait rejoindre le Rialet en amont de Ciuset (Chausset). Toute la combe du Rialet et ses abords pouvait être irrigués et cultivés. Réotier (site primitif) a ainsi connu l’eau en abondance.
Ce système a bien fonctionné jusqu’en 1856. Les cieux se sont ligués alors contre le canal. Pendant des siècles l’eau infiltrée du canal dans la terrasse morainique dominant la tête du ravin de Piolit formait une sorte de lentille de solifluction. Parallèlement, par érosion régressive, le ravin de Piolit sapait l’assise de la terrasse reposant sur un chaos de calcaires karstifiés. Les fortes intempéries de 1856 ont provoqué la surcharge : toute la terrasse a glissé dans le ravin avec une énergie considérable, jusqu’à la Durance, stérilisant les champs alentours et coupant la route de Réotier à St Crépin On retrouve encore des traces de laves calcaires à plusieurs mètres de hauteur dans les parties encaissées du chenal médian.
Bilan de l’opération : le canal a disparu et n’amène plus d’eau au Rialet. Il n’y a plus de seigneur pour forcer les décisions. La commune, issue de la révolution de 1789, n’a pas de moyens de coercition. Les paysans sont inquiets. On se mobilise pour trouver une solution. Au Cros on n’est pas pressé car toute l’eau continue de filer vers le Piolit et le hameau par le canal d’arrosage autrefois simple embranchement du canal du Serre. On perd du temps car tout le monde veut l’eau…mais sans donner du terrain pour installer le nouveau chenal du canal. On bricole un temps avec le canal de Truchet avant de trouver un accord. Le nouveau tronçon du canal empruntera le tracé du chemin entre Ciuset, les Lajards, les Henries et le seuil sur le Serre après la traversée du pré dit aujourd’hui de Bernadette où est creusé le raccord du canal et du Rialet. Personne ne sera lésé puisque l’eau circulera sur le terrain communal. Ce n’est pas idéal mais c’est le tracé actuel du canal de Beauregard.
LES MUTATIONS DES TEMPS MODERNES (XIV-XXème siècles).
Le site originel de Réotier se vide peu à peu au profit des parties plus confortables à l’ouest, où les hameaux se développent sur de nouveaux terroirs mis en valeur. Les constructions primitives tombent en ruines et servent de carrière pour édifier les nouvelles constructions des nouveaux hameaux dont la population progresse.
L’alimentation est meilleure, la population augmente rapidement. Pour subsister, il faut toujours défricher plus et monter plus haut. L’habitat permanent s’établira jusqu’à près de 1800 au Villard. A partir du XIVème siècle il faut créer un nouveau système de canaux pour assurer les usages de l’eau dans toutes ces parties nouvellement mises en valeur du territoire.
La distribution de l’eau sera rationnelle, à trois niveaux avec trois grandes peyras (canaux porteurs) :
- A partir de l’actuel pont du Villar (1450 environ) un véritable nœud de captages pour deux grandes peyras :
- Le canal de Beauregard (ex Serre) alimentant la partie est du territoire jusqu’au Rialet
- Le canal du Clot (Mikéou) alimentant la partie centrale
- A partir du pont des Bruns actuel, le canal de Manouel (de la Pisse) pour la partie supérieure et la partie ouest du territoire.
La complémentarité était réelle. Le bel adret de Réotier prenait parfois des allures d’oasis.
A : La Durance B : Torrent de St Thomas (du Villar) C : Torrent du Clot D : Le Coumbaret
E : Torrent du Piolit F : Torrent des Eyssarts G : Le Rialet H : La Grand Combe I : Torrent de Combe Crose (de Pinfol).
1 : Canal des Grands Prés 2 : Canal des Bruns 3 : Canal de l’Adrech 4 :Canal de Beauregard (du Serre) 5 : Canal du Clot (Mikéou) 6 : Canal de Laubérie (L’Aubrée) 7 : Canal de Manouel (de la Pisse) 8 : Canal de Coste Moutette 9 : Canal de la Cargue
1 : canal de Manouel 2 : canal de Beauregard 3 : Le Rialet A : captage du pont des Bruns B : captage AEP de la Fontaine des rois C : partiteur de la Bourgea D : prise d’aspersion privée de St Thomas E : prise communale d’aspersion de l’Iscle
A : canal de Manouel B : canal de Beauregard C : le Rialet
1 : captage du pont des Bruns 2 : partiteur de la Bourgea et prise d’aspersion 3 : prise d’aspersion communale de l’Iscle 4 : prise d’aspersion communale du Rialet Isclette 5 : captage AEP de la Fontaine des rois
LE CANAL DE BEAUREGARD
Si le site originel autour du château végète et se vide peu à peu, la population augmente fortement au-dessus, dans les hameaux de Truchet, la Bourgea et jusqu’en haut du Villard. Le torrent du Villard (de St Thomas) va être de plus en plus sollicité.
Entre 1900m et 1400m six canaux captent en rive gauche l’eau pour les grands prés et les hameaux étagés du Villard. La production de céréales est assez abondante pour que les paysans construisent, en rive droite, quatre petits moulins près du captage du canal de Beauregard, au point où il est abondé par une source puissante, sans nom jusqu’au XXème siècle, la fontaine des Rois. Cette zone de captage est de plus en plus complexe : rive gauche deux canaux (Roumeyer et Adrech) rive droite cinq canaux (du Clot, de Mikéou, Beauregard (Serre), Beauregard nouveau, l’Aubréau (renforcé par Beauregard et Fontaine des Rois).
Le problème du partage de l’eau nécessite une organisation rigoureuse car les besoins ne font qu’augmenter. Le canal de Truchet, parallèle à celui de Beauregard se substitue à lui à partir du Clos de l’Essillon pour rejoindre les Guieux. Le tronçon inférieur du canal du Serre poursuit son cheminement vers le château mais une bretelle va rejoindre le ravin du Piolit pour améliorer l’alimentation en eau des hameaux du Cros.
Comme expliqué plus haut, en 1856, le grand glissement de terrain obligera de faire un raccord direct entre Pra Bouchard et Les Lajards vers le Rialet.
Ainsi les eaux de Beauregard font l’objet de convoitises parfois conflictuelles entre les paysans du Cros et de la combe du Rialet. Ils surveillent ceux de St Thomas qui estiment que ceux de Réotier volent leur eau ! Ils se livrent à une sorte de guerre sournoise de l’eau par jeu de vannes ou brèches sauvages dans la rive aval du canal…et cet état de fait est toujours d’actualité.
A noter aussi que pendant quatre décennies après la guerre 39-45 c’est ce canal qui permet l’existence des camps de la DCAN de Toulon pour le plus grand bonheur de centaines d’apprentis de la marine nationale. Le site du Clos de l’Essillon où ils étaient installés est devenu le Camp de la Marine.
En 1992 le canal est victime de la mise en service de l’adduction AEP de la Fontaine des Rois. Tous les bricolage du dernier siècle pour assurer une alimentation suffisante deviennent inutiles. Entre le torrent de St Thomas et celui du Clot le canal n’est plus alimenté. Les parties en ouvrages d’art artisanaux des paysans s’effondrent faute d’entretien, comme l’aqueduc du Clot. Désormais la seule alimentation provient un peu du torrent du Clot, mais surtout des Fontaines de Pré Michel résurgences des eaux du Clot et du Coumbaret. Les fins d’été où les années sèches comme 2022 limitent ou mettent en panne la capacité du canal à irriguer des terroirs pourtant toujours plus réduits.
En 2021 le canal trouve une nouvelle vocation à l’initiative de l’association Patrimoines soutenue par la commune. Un circuit d’interprétation est créé : sept panneaux pédagogiques permettent une agréable promenade patrimoniale le long des rives du canal avec évocation des points forts de la vie de la société agro-pastorale de Réotier. Inauguré pour la fête de la St Laurent (août 2021) il connait un beau succès touristique et pourrait servir de modèle pour la reconversion d’autres canaux de la région, menacés d’abandon et de destruction.
LE CANAL DE MIKEOU
Il permet d’irriguer la partie centrale du territoire. Il est connu jusqu’au milieu du XXème siècle sous l’appellation Canal du Clot.
Par Basse Rua et Mikéou, il traverse pour rejoindre La Grand Combe par Les Combes. Ce torrent trop temporaire doit être renforcé car il est vital pour La Bourgea et ses multiples filioles. Plus bas à hauteur des Sagnes, le captage du canal de Coste Moutette, dessert les Hameaux du Fournet, des Garniers, des Mensolles. Il se prolonge par le canal de la Garge (Gargue) rejoignant l’Isclette. Au-dessous du moulins des Sagnes de nombreuses filioles partent sur ses deux rives pour irriguer les terroirs de Pré Toscan, des Moulinets, où tourne un autre moulin, et de la Gagière.
(A). 1 : canal de Coste Moutette 2 : rase du Villaret 3 : canal du Fournet 1 : Moulin des Sagnes
En 1992, avec la création du captage AEP de la Fontaine des Rois, il est condamné.
Les normes de sécurité sanitaire de l’eau potable imposent la mise en place d’un périmètre de protection assez vaste qui englobe les captages anciens des canaux de Beauregard et Mikéou. Il ne faut pas que l’eau du torrent de St Thomas puisse affecter la qualité des Eaux de la Fontaine des Rois. Curieusement personne ne se pose la question de l’origine miraculeuse de cette source extraordinaire, sans bassin de réception propre ?
Bien avant cela, le renfort en eau du torrent de la Grande Combe avait nécessité de faire appel aux eaux les plus abondantes, en amont, du canal de Manouel (la Pisse). Jusqu’en 1935, le raccord se situe très haut dans les clairières de Rabastelle. Ensuite à plusieurs reprises, il faudra bricoler sous la Croix de Manouel et aux Combes pour assurer la ressource.
A : torrent de Piolit B : torrent des Eyssarts C : Le Rialet torrent canal de type rase
1 : Canal de Manouel 2 : canal de Manouel (Pisse) tronçon actif jusqu’en 1966 jusqu’à la Grand Combe. En aval, abandonné depuis 1935 3 : canal du Clot (Mikéou) se poursuivant par le Béal Neuf (4) (vallon du Rialet).
A : canal du Serre disparu en 1856 B : canal de Manouel 1966 de type rase C : canal de Manouel 1966 récupérant ancien tronçon du canal de Mikéou D : canal de Beauregard de raccord au Rialet E : canal de Beauregard de raccord au Rialet empruntant le chemin de l’église au Villar
1 : partiteur de La Bourgea 2 : champ dit de la Bernadette ou est creusé le raccord avec le Rialet après la disparition du canal du Serre en 1856 3 : glissement de terrain du Piolit 1856
LE CANAL DE MANOUEL (et de la Pisse).
C’est la canal majeur de la commune depuis le XIVème siècle. C’est le plus élevé en attitude (captage à 1710 m) et le plus long : plus de 5km700.
Traversant presque toute la partie supérieure du territoire il remplit trois missions majeures :
- Il assure l’irrigation gravitaire de la partie ouest de la commune entre La Bourgea et les Casses
- Ses infiltrations renforcent toutes les sources du versant, rendant possible l’alimentation en eau des hommes et l’abreuvement du bétail
- Ces mêmes infiltrations, dans la durée des siècles, ont transformé, cet adret plutôt aride en un paysage plutôt verdoyant avec même des zones humides.
C’est pour ces raisons que la mobilisation des paysans de Réotier a été continue depuis le moyen âge avec une structuration en ASA au milieu du XIXème siècle.
Sa création est un prodigieux travail collectif. La maitrise de son fonctionnement et de son entretien a résisté jusqu’à la déprise agricole presque totale de la deuxième moitié du XX -ème siècle.
Sa longue histoire connait quelques temps forts avec des transformations obligatoires dues aux aléas de la tectonique et du climat, autant qu’aux évolutions des techniques agricoles.
De ses origines à 1935 ce superbe ouvrage est de conception très classique : un profond chenal creusé dans des matériaux tendres, faisant alterner tronçons à la courbe de niveau et tronçons de type torrentiel à forte pente pour jouer avec les irrégularités du relief (blocs, éboulis, talwegs à alimenter…) C’était un canal gravitaire à ciel ouvert sur toute sa longueur. Le talent de ses concepteurs pour garder toute l’énergie de l’eau sur une telle distance est admirable.
Le chenal dallé du canal de Manouel : ces photos de Florian Cibiel illustrent son émerveillement devant le parfait état de conservation de cet ouvrage du moyen âge. En 2016, quand il publie son remarquable mémoire « L’irrigation du Grand Briançonnais, l’information des souvenirs des derniers témoins des années 30-40 lui manque. Personne ne lui a parlé de la Pisse ou de Rabastelle. En toute bonne foi il souligne que c’est le plus long du Briançonnais avec des lauzes. Il n’a pas le temps d’aller plus loin car il étudie 85 canaux ! Un exploit. Ce n’est qu’en 2020 que mes recherches aboutissent et me permettent de rassembler les pièces du puzzle historique : ce tronçon dallé est un très beau travail contemporain, de moins d’un siècle. Le canal du moyen âge, de la Pisse, passait deux cents mètres plus haut.
En juillet 2018, marchant sur ses pas, je montrais, tout aussi admiratif, aux participants de la visite du Pays Guillestrin, l’extraordinaire travail des paysans du moyen âge ! Emmanuel Cyrot présent ce jour-là, me permettra de rétablir la vérité historique avec le film vidéo tourné à l’été 2023 « Canaux du Guillestrois » (voir youtube videocyrot).
Ainsi jusqu’aux ruines de Rabastelle le haut (1510 m) il passait aux chalets de Céries, croisait le torrent du Clot, où il se renforçait sans doute. Le débit des cours d’eaux du petit âge glaciaire est plus abondant qu’au XXème siècle. N’oublions pas que jusqu’au début du XIXème, l’adret de Réotier est presque totalement déboisé et que partout sous le canal ce sont des champs cultivés ou des prés de fauche. Tout le long de son parcours petites peyras et filioles se succèdent, témoignage encore visible parfois de cette intense vie agricole. Vers 1600m à Rabastelle, il traverse La Grand Combe qu’il renforce au besoin. Aux ruines de Rabastelle le haut, la transmission orale prétend qu’une branche du canal traversait vers Les Bachassets de Pinfol. Un enchainement de bourneaux en bois auraient permis de traverser le ravin du chaos des rochers, qui 200 m plus bas s’accumulent pour donner le site d’escalade.
Aux ruines, le canal principal plongeait dans la pente pour sauter les falaises dominant les Casses. C’était pour cette raison que le nom le plus utilisé du canal de Manouel était Canal de la Pisse. Spectaculaire cascade en plein adret. Les Casses, hameau le plus peuplé du Réotier moderne, pouvaient ainsi irriguer leur vaste terroir agricole avec encore une fois tout un réseau de petites peyras et de filioles jusqu’au Champ Blanc. L’eau qui restait s’infiltrait pour les sources du Goutail et de Pré Imbert.
Ce canal était la providence pour la population de toute cette partie de la commune.
19 mars 1935 : C’est un fort tremblement de terre. Ses dégâts sont documentés pour plusieurs endroits. A la Rotonde du Plan de Phazy, la source thermale se tarit. Il faudra de gros travaux pour la retrouver et la faire sortir à son emplacement actuel ; avec un débit plus réduit. A Réotier, La Combe, la façade de la maison Elzéard bascule, restant calée par la charpente du toit jusqu’en 1996.
La Pisse se tarit. Son chenal amont est bouché par de gros blocs, incontournables.
C’est l’émoi dans le pays !
ADAPTATIONS D’ENTRETIEN
Dans la deuxième moitié du XXème siècle, la main d’œuvre paysanne se raréfie. Comment entretenir un tel ouvrage ? L’ASA va avoir recours aux solutions apportées par les nouveaux matériaux en usage pour l’hydraulique et à la mécanisation des chantiers.
En 1966, le tronçon Pont de Bruns – Céries est intégralement tubé et enterré à partir d’un nouveau captage en béton avec chenal de décharge et de criblage. Le partiteur de la Bourgea est aussi remplacé. Plus tard au coup par coup quelques courts tronçons détériorés seront réparés et busés pour garantir une étanchéité normale au chenal.
La déprise agricole de la partie haute de la commune se traduit par la subsistance de quelques jardins, l’occupation des meilleurs terrains par des prés de fauche mécanisée. Pour le reste c’est le pâturage extensif de début ou fin de saison pastorale.
En 2021 le partiteur de La Bourgea est modifié pour passer de l’irrigation par inondation gravitaire à l’aspersion. Les filioles en aval ne sont plus utilisées.
Et dans la plaine ?
En rive droite de Durance les deux petites plaines de l’Iscle et de l’Isclette n’ont pas eu besoin d’irrigation jusque tard dans la deuxième moitié du XXème siècle. C’étaient des plaines inondables. Les agriculteurs s’étaient organisés dans l’ASA Durance rive droite. Leur préoccupation était de faire des canaux de drainage comme le Rial de l’Isclette et de construire des digues pour essayer de tenir la Durance dans son lit. L’Iscle voulait bien dire Ile : la nappe phréatique affleurait et il y avait des nappes d’eau dans les creux d’anciens méandres (le gros Rial, héritage des errances d’une Durance en tresses, avant artificialisation de son cours).
Une fois encore, les activités humaines prédatrices, vont bouleverser la donne : des décennies de prélèvements de matériaux en quantité considérables en amont de St Clément, ont provoqué l’enfoncement de plusieurs mètres des nappes phréatiques. L’extraction profonde des sables et graviers accumulés depuis la fin des grandes glaciations, a été massive, sans contrôles sérieux de l’état dans le lit de la rivière.
Il faut attendre l’arrêté ministériel du 22 septembre 1994 pour que l’activité soit interdite. Il est trop tard !
Depuis des années, à la fin du printemps les terres humides s’assèchent rapidement. L’irrigation devient alors indispensable. Après le remembrement il faut installer un double réseau d’aspersion à l’Iscle :
- Un captage privé sur le torrent de St Thomas remplace le vieux système de filioles pour la partie amont de l’Iscle.
- L’adduction d’eau (eaux de la Fontaine des Rois) pour le Cros et le camping dont les besoins croissent rapidement, permet à partir du trop-plein d’alimenter une deuxième prise de captage pour l’aspersion de la partie inférieure de l’Iscle.
A l’Isclette c’est le Rialet, renforcé par la Grande Combe qui alimente l’aspersion.
NB : si on voulait être plus complet, il faudrait mentionner un canal à Cériés depuis le torrent du Clot, un autre à Barret depuis celui de St Thomas, un autre à Bouffard depuis le torrent de la Selle et un autre tout en bas, aux Eyssarts.
CONCLUSION : la situation au 1er janvier 2024.
Malgré la disparition presque totale du secteur primaire à Réotier, la commune reste une commune pastorale avec des zones agricoles irriguées, essentiellement sur les terrains remembrés de l’Iscle et de l’Isclette. Ailleurs, si le tracteur ne peut passer c’est l’abandon, le pâturage extensif, et le retour de la friche ou de la forêt. Les irrigants les plus nombreux sont des jardiniers et leur usage des eaux naturelles des canaux est limité (trois irrigants agriculteurs). Les ASA ont disparu. La municipalité et une association patrimoniale s’activent pour garder à ce bel héritage des canaux une fonctionnalité pour les derniers arrosants et une valeur de témoignage de la société agro-pastorale.
Les lois sur l’eau de plus en plus restrictives sur les usages de l’eau encadrent toutes les énergies visant l’utilisation des canaux ou leur sauvegarde.
A Réotier seuls deux canaux porteurs fonctionnent encore. Tout le patrimoine des autres canaux, des petites peyras et des filioles est à l’abandon et de moins en moins visible. L’irrigation gravitaire traditionnelle a presque totalement laissé la place à l’aspersion.
Le canal de Beauregard, sans doute le plus ancien de la haute Durance, illustre à lui seul les vicissitudes historiques et climatiques. Sa richesse patrimoniale est soulignée par un circuit d’interprétation à partir du Camp de la marine. Malgré ses amputations il continue de garantir la santé du Rialet qui permet l’irrigation par aspersion « gravitaire » à l’Isclette.
Le canal de Manouel n’a rien à lui envier pour les qualités patrimoniales et environnementales. Il s’est adapté aux nouveaux modes d’irrigation avec un système d’aspersion à la Bourgea tout en perpétuant l’irrigation traditionnelle dans sa partie inférieure.
QUEL AVENIR ?
Au moment où l’irrigation traditionnelle va être reconnue comme patrimoine immatériel universel de l’humanité par l’UNESC0, de sérieuses menaces hypothèquent le magnifique patrimoine matériel qui permet son existence.
Les vicissitudes climatiques des siècles passés sont devenues depuis peu un brutal bouleversement associant hausse des températures, diminution des précipitations, évaporation forte et durable, avec parfois des épisodes de crues hors normes aux effets destructeurs.
L’homme prétendant gérer cette crise hydrographique applique des recettes rigides pour théoriquement économiser l’eau ou sécuriser les zones réputées inondables.
A grand renfort de technologies énergivores et de matériels performants pour transporter et distribuer l’eau, il considère souvent que les canaux sont une technique périmée gaspillant l’eau. La considération des avantages sur l’environnement et les biotopes ne pèse pas lourd face à des intérêts économiques de court terme. L’aspersion à partir de réseaux étanches sous pression devient le modèle unique.
En même temps la crise énergétique pousse à vouloir turbiner le moindre filet d’eau dans des microcentrales. Là encore le canal traditionnel est condamné, surtout si le projet électrique est couplé au projet d’aspersion.
Ce site du Pont des Bruns, stratégique depuis des siècles pour l’irrigation traditionnelle voit planer un risque majeur pour l’équilibre hydrologique du territoire : en cas de décisions malheureuses, les paysages, les sources, les canaux et l’alimentation en eau potable seront affectés. Une prise au sérieux des réalités géologiques et tectoniques est indispensable (front briançonnais des nappes du flysch et faille de Durance) et ne peut souffrir d’interprétations erronées. Pour mémoire, les anciens ne donnaient pas de nom à la Fontaine des Rois qui pour eux était une résurgence du torrent du Villar permettant d’abonder les canaux du Clot et de Beauregard avant de faire tourner les quatre moulins de Basse Rua. Personne, semble t’il , ne veut ouvrir les yeux sur les (rares heureusement) épisodes de pollution fécale du réseau AEP dont la cause évidente est le lessivage des zones pâturées intensément sur le bassin d’alimentation du torrent de St Thomas.
La municipalité de Réotier en recherche de ressources financières serait bien inspirée de revoir son projet de microcentrale pour l’adapter aux réalités géographiques et sanitaires dans un contexte de changement climatique, aussi menaçant pour ses excès durables de sécheresse que pour ses violences imprévisibles combinant enneigement capricieux et véritables déluges ravageurs pour les cours d’eau et les sols. Les crues de juin 1957 viennent de trouver un écho très significatif en décembre 2023.
Prenons un peu de hauteur, face à la pression des élus, des administrations, du lobbying de l’agriculture intensive, l’avenir des canaux est sombre. La simple sauvegarde de leur empreinte patrimoniale n’est même pas garantie. Sans des mesures fortes de nature législative prévoyant leur adaptation, leur reconversion pour d’autres usages (touristiques, sportifs, pédagogiques…) Ils sont condamnés à court terme. Tout près de nous à Champcella ou St Crépin, c’est un désastre patrimonial (Canal de Pierrefeu, de l’Abeil, du Beal noir…). Ces témoignages de siècles de vie de la société agro-pastorale peuvent- t’ils disparaitre dans l’indifférence générale ?
Avec un traitement intelligent des différents paramètres de gestion de l’eau et du patrimoine, Réotier pourrait démontrer qu’il est possible de concilier harmonieusement, irrigation traditionnelle et moderne, sauvegarde et valorisation des patrimoines hydrauliques, participation à l‘effort de valorisation des énergies renouvelables.
A vrai dire le cadre administratif et législatif n’est pas rassurant malgré les multiples superpositions de compétences : agence et police de l’eau, OFB, DDT, IT05…Beaucoup d’ASA ont disparu, vieillissent, connaissent des difficultés. Le patrimoine à sauvegarder, valoriser ou reconvertir est considérable.
*Cet article est une synthèse fin 2023 de recherches sur le terrain et archives.
La mémoire des derniers témoins de la grande épopée agro-pastorale a été précieuse.
Vous pouvez retrouver des étapes sur trois articles :
- Hydrographie du territoire de Réotier
- L’eau et ses usages à Réotier
- Rabastelle ou une autre histoire d’eau
Voir aussi :
Le N° de mars 2023 de la revue du Pays Guillestrin : « Beauregard ».
Sur Youtube, le film « Canaux du Guillestrois » avec « videocyrot ».
** Un peu de vocabulaire :
- Dans un réseau de canaux, le canal principal captant l’eau d’un torrent est appelé canal porteur ou grande peyra.
- Il alimente des canaux secondaires appelés peyras ou petites peyras.
- Ces peyras distribuent à leur tour l’eau dans les zones à irriguer par un réseau de filioles.
- Une rase est un petit canal de drainage dans l’axe de la pente.
- Un partiteur est un dispositif permettant de distribuer l’eau (partager l’eau).
- Il peut être équipé de vannes.
- Les vannes de tailles variables (parfois martellières sur châssis fixe, avec réglages de hauteur) servent à contrôler la mise en eau d’un captage et le débit dans les différents segments d’un réseau d’irrigation. Les vannes de décharge servent à purger et sécuriser un canal.
- Une étanche est une petite vanne manuelle, amovible (lauze, tôle, plateau bois …) commandant l’envoi ou au contraire la fermeture de l’eau dans une filiole.
*** INVENTAIRE DES CANAUX (Cadastre de 1833) :
CANAUX PORTEURS
Manouel et de la Pisse
Coste Moutette et la Garge
Canal du Clot et Béal Neuf
Canal de Beauregard
Canal de Laubérie
Canal de l’Adrech (non nommé)
Canal des Grands Près d’Ailefroide (non nommé)
AUTRES CANAUX (PEYRAS)
Canal de Bouffard
Canal supérieur des Grands Prés
Canal d’Ailefroide aux Grands Prés
Canal des Bruns
Canal du Bas Villard
Canal de Roumeyer
Canal de l’Adrech
Canal de St Thomas
Canal de l’Aubrée
Canal de Beauregard
Canal d’arrosage
Canal du Clot
Canal de Truchet Les Guieux
Canal du Rialet
Rase de Fouanane
Canal du Champ du Truel
Béal Neuf et Imbertes
Rase de la Grotte d’Hannibal (Coste Chaude)
Le Rial de l’Isclette
Canal de Coste Moutette
Canal de la Gargue
Rase de la Muande
Canal des Moulinets
Canal de Pré Toscan
Canal de Clavelle
Canal du Moulin (du Fournet)
Canal de la Pisse
Canal de Pré Imbert
Canal du Goutail
Canal du Mounard
Canal de la Toumone